7, 2013
 
Saggi    
 
Abstract


Dominique Brancher

Une dédicace à l'emporte-pièce
De la Reine Marguerite de Navarre à Guy du Faur de Pibrac



    Que peut on respondre à ce docte livre de Joubert, puis peu de temps presenté à une grand'princesse, où il deschiffre si bien en gros et en detail les lieus naturels passementez de ces pauvres femmes?
    Noël du Fail, Contes d'Eutrapel, «De trois Garces»


Véritable succès en son temps et publié à pas moins de 6400 exemplaires, le traité à la fois virulent et enjoué des Erreurs populaires du médecin Laurent Joubert offre un terrain d'investigation fécond pour examiner les enjeux éthiques et polémiques d'une dédicace. Publié pour la première fois à Bordeaux en 1578, chez l'éditeur Millanges, et suivi dans les six mois d'éditions pirates à Paris, Lyon et Avignon,1 cet ouvrage aux inflexions rabelaisiennes est en effet dédicacé à la Reine Marguerite de Navarre (née Marguerite de Valois et fille d'Henri II), ce qui n'est pas étranger à une réception scandalisée. Car Joubert ouvre non seulement un savoir forgé en latin à un large public, et notamment au regard chaste des « dames et demoiselles », mais il traite encore de thèmes sensibles comme la sexualité et la virginité. Après un premier livre qui redore le blason de la médecine officielle («De la médecine et des médecins»), le traité comporte en effet quatre livres respectivement intitulés «De la conception et génération», «De la groisse», «De l'enfantement et gesine», «Du lait et nourriture des enfants». Participant au renouvellement du discours sur la sexualité et l'obstétrique favorisé par le développement de l'anatomie, l'ouvrage a pour toile de fond le violent conflit professionnel qui oppose dans le dernier tiers du XVIe siècle médecins et sages-femmes. Au-delà des crispations corporatives et de l'antagonisme entre partisans du latin et défenseurs du vernaculaire, c'est aussi un style «trop charnel» qui échaude les esprits : comme l'écrit La Croix du Maine, sous couvert de ridiculiser les sottises du peuple, Joubert «aurait parlé trop librement et usé de termes assez chatouilleux pour les délicates oreilles».2 Quant au médecin Dominique Reulin, il se propose de condamner dans un petit traité assassin, les Contredicts aux Erreurs populaires (publiés en 1580 chez Loïs Rabier, éditeur protestant à Montauban), celui qui a usé« avec pareille licence de tous mots», «afin d'obvier aux inconveniens que la lecture d'icelui peut porter à la plus part de homes qui se delectent de telles grasses et fretillantes matieres».3 Jonglant habilement avec les principes d'une rhétorique humaniste, le texte joubertien procède en effet à un savant dosage entre vocabulaire scientifique, littéraire et populaire et, véritable défense et illustration de la langue française, accueille sans discrimination tous les registres du comique grivois. Rabelais, Boccace ou Marguerite de Navarre (l'auteur de l'Heptaméron) côtoient ainsi allègrement des expressions savoureuses récoltées dans le terroir languedocien. Autant de dispositifs discursifs alléchants qui en célébrant les noces de Vénus et d'Hippocrate ont fait le succès controversé des Erreurs populaires, d'autant qu'elles sont dédiées à une royale lectrice. Ce choix confère au traité un statut générique incertain. La médiation entre culture populaire et culture savante opère en effet dans les deux sens : il s'agit autant pour Joubert, grande figure de la Faculté de médecine de Montpellier, de délivrer au « peuple » et aux professions paramédicales un correctif savant,4 comme il l'affirme dans sa préface, que de faire découvrir à un public de lettrés curieux, et notamment à sa dédicataire, la reine Marguerite de Navarre, une tradition orale savoureuse capturée - et éventuellement défigurée - par l'écrit. Dans les violents conflits qui opposent les Facultés de Montpellier et Paris au XVIIe siècle, les défenseurs de Montpellier verront dans la dédicace à la Reine une garantie de la noblesse de l'ouvrage, qui examine les croyances «populaires» sans se compromettre avec ce registre: «Joubert a écrit des erreurs populaires, mais il ne les dedie point au peuple».5 En revanche, pour les contemporains de Joubert, cette dédicace fait problème, même si, à en croire un ami du médecin, Bertravan, la reine elle-même ne s'en serait pas offusquée: «Que si S. M. [Sa Majesté] ne prenoit plaisir à cela, il en eust esté adverti par ses amis, qu'il a aupres d'elle en bon nombre».6 En s'intéressant aux opérations d'édition, de diffusion, de correction et de traduction du texte, on examinera les métamorphoses successives de cette épître, soumise à un véritable travail de réécriture qui négocie avec les impératifs de la bienséance et l'exigence de séduire de nouveaux publics.

Marguerite de Navarre, épouse et sœur de Roi Lorsque Laurent Joubert publie, en 1578, ses Erreurs Populaires, il est un grand nom de la médecine de son temps, à la fois par son statut institutionnel à la Faculté de médecine de Montpellier et par son rôle sur l'échiquier politique, puisqu'il cumule la charge de médecin d'Henri III et du roi de Navarre, le futur Henri IV. Or, sa dédicataire, Marguerite de Navarre, est sœur du premier et épouse du second. Le choix de cette figure est donc particulièrement stratégique, et va de pair avec celui d'un éditeur inédit, le catholique Simon Millanges. Si le protestant Joubert, doté d'un privilège royal, lui confie la publication exclusive de son traité, alors qu'il choisit habituellement des éditeurs lyonnais ou parisiens7 - Montpellier ne dispose pas de presses -, c'est sans doute mû par des préoccupations politiques. Après la déchirure de la Saint-Barthélémy en 1572, le sud-ouest de la France est devenu le camp retranché de l'édition réformée. Mais Bordeaux constitue justement un bastion catholique rebelle au sein du Royaume de Guyenne, dont le roi protestant Henri de Navarre a pris les rênes en 1576. Un fragile équilibre politique dépend de cette figure ambiguë, cumulant les rôles contradictoires d'adversaire, mais aussi de beau-frère et de représentant officiel du roi Henri III en Guyenne.8 Reflétant le status quo royal, les presses de Millanges, imprimeur du roi de France, travaillent ces années-là pour des auteurs aussi bien protestants que catholiques, tout en étant associées de près à la réorganisation des études médicales bordelaises. Ainsi pour Joubert qui, on l'a dit, cumulait la double fonction de médecin du roi de France et du roi de Navarre, l'imprimerie millangienne représentait sans doute un organe modéré et conciliateur; il prend ainsi la peine de donner le titre de sœur d'Henri III et d'épouse du roi de Navarre à sa dédicataire, Marguerite de Navarre.9 Il se distingue par là de dédicaces plus partisanes qui figurent dans le catalogue millangien, comme celle du bordelais François de Foix, qui dans son Pimandre s'adresse à la sœur du Roi de France, tandis que Du Bartas, destiné à devenir écuyer à sa cour, choisit l'épouse du roi de Navarre. Quant à cette dernière, elle prend ses quartiers quelques mois avant la parution de l'ouvrage dans la région où opérent les presses de Millanges, à la cour de Nérac. Réputée pour son atmosphère festive, cette cour inspire peut-être à Joubert la dédicace d'un ouvrage traitant allègrement de matières sexuelles. Qu'on se rappelle la description indignée d'Agrippa d'Aubigné: L'aise y amena les vices, comme la chaleur les serpens. La reine de Navarre eut bien tost derouillé les esprits et fait rouiller les armes. Elle apprit au Roy son mari, qu'un cavalier estoit sans âme quand il estoit sans amour, et l'exercice qu'elle en faisoit n'estoit nullement caché.10 Les Erreurs populaires se dessinent ainsi autant comme l'œuvre stratégique d'un médecin de cour, soucieux de divertir ses protecteurs, que comme celle d'un professeur de Faculté tourné vers ses pairs et inquiet de la santé publique.

Le livre médical adressé à la femme
    Le temps venue que les severe loix des hommes n'empeschent plus les femmes de s'appliquer aux sciences et disciplines.
    Louise Labé Lionnoize (Œuvres, dédicace)
Les dédicataires féminines sont-elles monnaie courante dans les textes médicaux de la fin du XVIe siècle? Les traités de gynécologie et de puériculture, ainsi que les régimes de santé qui fleurissent après la grande vague d'ouvrages vernaculaires plutôt destinés aux gens du métier, sont souvent adressés à des femmes.11 Guillaume Chrestien dédie son Livre de la nature et utilité des moys des femmes (1559), traduit de Sylvius, à Diane de Poitiers. Son ambition est de l'initier aux « secrets » médicaux de sorte qu'elle puisse soigner ses comparses, trop «pusillanimes et craintifves» pour découvrir leurs «secretes maladies».12 L'auteur se prévale donc de la noblesse d'un but éthique: ménager la pudeur des femmes en les confrontant aux mots (même «impudiques») plutôt qu'à l'examen embarrassant du praticien. Le rapport privé au livre remplace le commerce social avec le médecin. Une dédicataire semble s'imposer dans cet espace d'intimité textuelle où le public visé sinon réel est exclusivement féminin. Une autre catégorie d'œuvres est aussi presque systématiquement dédiée et adressée à des femmes: celle dont les auteurs sont eux-mêmes des femmes.13 Parmi elles, la sage-femme Louise Bourgeois (1563-1636) est une figure particulièrement militante, aussi bien pour défendre son sexe que sa profession.14 Dédicacer un ouvrage scientifique à une femme n'a ainsi rien d'un geste exceptionnel, si l'auteur cherche à prendre position contre la main mise éditoriale et professionnelle masculine, ou s'il traite de problèmes physiologiques spécifiquement féminins. Comment comprendre dès lors le scandale suscité par l'épître de Joubert? Par les grivoiseries d'une langue trop libre, ou les crispations politiques et religieuses marquant ces temps troublés, qui font des audaces du style un prétexte?

Portrait d'une archi-lectrice Commençons par noter le caractère particulier de la dédicace de Joubert, qui ne se propose pas de répondre aux préoccupations domestiques d'une femme de haut rang, mais d'exciter gratuitement la curiosité d'une reine. A l'encontre de toute une tradition encomiastique, il trace un portrait purement intellectuel de Marguerite de Navarre, juge appelé à goûter le débat autour des Erreurs populaires, et non à y trouver des conseils édifiants sur le gouvernement de sa condition féminine. Joubert estime cette mission plus digne que celle d'un Pâris, arbitrant futilement le concours de beauté de déesses vaniteuses. Il arrache donc la reine à une posture traditionnelle (le souci cosmétique, destiné à façonner les femmes en objet passif du désir) pour en faire l'arbitre de la vérité, tâche qui lui vaudra un autel au «Temple de santé». Marguerite est choisie entre toutes parce qu'elle a hérité de la «studieuse condition» de sa grande tante, la «Marguerite des Marguerites» (l'auteur de l'Heptaméron), et qu'elle augmente encore la profondeur de son savoir par un «assiduel estude».15 C'est la doter de connaissances qui, pour être bien gérées, exigent une rationalité faisant défaut au sexe faible selon l'idéologie de l'époque. La première traduction italienne des Erreurs, réalisée en 1592 par Luchi da Colle, docteur en médecine envoyé à la Cour de France en qualité de secrétaire pour le compte du Grand duc Francesco I de'Medici, marque une différence significative.16 Elle renoue certes avec la dédicace princière en choisissant de s'adresser à une Médicis, de surcroît la nièce de Marguerite de Navarre. Mais elle la dépeint comme une mère soucieuse d'élever son fils et non une oisive décadente: MADAMA Essendo V. A. fatta felicissima Madre d'un figliuolo maschio, & d'una femmina, & potendosi aspettar di lei nuovi parti, mi son presupposto, ch'ella piglierebbe gusto di saper per Teorica quel che ha provato per isperenzia della concetionne, & del parto, & tanto piu se l'opera venisse da qualche Autore delle sue parti di Francia [...].17 A cette noble génitrice, qui connaît déjà bien «per isperenzia» ce que le livre lui proposera «per Teorica», le traducteur prend garde de livrer les mystères de la génération avec plus de prudence que Joubert - avait-il eu vent des critiques condamnant les Erreurs populaires? Confidando, ch'ella non sia per veder, & leggere men volentieri tale opera in questa lingua Toscana, che nella sua naturale Franzese, essendomi ingegnato d'esser nello stile facile, et chiaro, & d'usare in alcuni propositi vocaboli più coperti di quel che havea fatto l'Autore.18 De fait, toutes les digressions grivoises sont systématiquement supprimées, et les dépositions de sages-femmes, décrivant avec moult détails les preuves anatomiques d'un viol, réduites à quelques termes savants bien éloignés de la verdeur des dialectes français (« osso del pettigone, ninfa, himen, vaso »). Il s'agit ainsi de convoquer un argument utilitariste pour justifier la dédicataire, tout en soulignant les mérites d'une traduction euphémisante. En somme, de corriger la perspective de Joubert, qui semble avoir eu d'emblée conscience de son «hardiesse».19

Le regard de Linie La dispositio même des Erreurs Populaires signale que, si Joubert n'estime pas commettre une réelle indélicatesse, il a néanmoins besoin de se justifier. L'œuvre se trouve en effet ceinte par deux lettres adressées à la reine, l'une dédicatoire, l'autre apologétique. C'est montrer le rôle joué par la pudeur dans l'élaboration de l'œuvre et refuser celui de la honte, car la première est anticipation de ce que la seconde expie. Invitée dans l'épître liminaire à juger et condamner les erreurs du peuple, Marguerite l'est ensuite, à un niveau métadiscursif, à juger et absoudre le texte qui les lui soumet, en décrétant «bon & honneste ce que les moins sansés dedaignet & mepriset».20 Joubert appelle de ses vœux une archi-lectrice, capable d'aller au-delà des règles communes en vue de reconnaître les exigences propres au discours médical, où se redéfinissent les limites de l'honnêteté. Ainsi l'indécence du texte ne gît-elle pas dans les modalités de la représentation, mais dans celles de sa réception, selon la leçon fameuse de Linie, femme de l'empereur Auguste, laquelle sauva la vie a des hommes, qu'on alloit mettre a mort, par ce que ils avoint eté rancontrés devant elle tous nus, disant que pour le regard des fames pudiques, ceus là ne differoint an rien des statues.21 Dans cette anecdote que Joubert emprunte à Dion Cassius (Histoire romaine, livre 58), le regard chaste transforme les modalités de la perception en faisant du corps une image. De même, on ne confondra pas le mot et la chair. Ce récit, proposé comme modèle herméneutique par Joubert, n'est pas sans rémanence aristotélicienne. La redécouverte de la Poétique, et notamment celle du concept d'imitatio, fournit une justification de poids, au nom de la vraisemblance, à la représentation crue des aspects choquants ou repoussants de la vie: «[...] même les choses qui nous sont pénibles à voir, nous aimons à en contempler l'image très exacte, comme les figures des bêtes les plus répugnantes et des cadavres».22 Le travail de la mimésis abstrait le donné sensible, en renverse la valeur éthique; du coup la réception s'épure, la participation affective s'intellectualise dans un plaisir cognitif.23 L'argument de Joubert va cependant plus loin encore: il permet à la fois d'innocenter l'œuvre d'art, dont les effets se distinguent de ceux procurés par le réel, et d'absoudre la nudité réelle, dès lors qu'elle est sublimée en tant qu'œuvre d'art. L'innocuité des statues est pourtant toute relative, comme en témoignent des exemples fameux remontant à l'Antiquité: celui de Pygmalion, d'Alkidias amouraché d'une statue de marbre, ou encore «de ce garçon qui alla salir par amour la belle image de Venus que Praxiteles avoit faicte».24 La lettre apologétique de Joubert a suffisamment marqué le poète Marc Papillon de Lasphrise pour qu'il se la réapproprie, à des fins propres, dans le deuxième sonnet de L'Amour passionnée de Noémie (œuvre parue en 1597 dans Les Premieres œuvres poétiques du Capitaine Lasphrise). Retrouver les traces de Joubert, un médecin, dans une poésie qui s'inscrit dans la tradition des amours néo-pétrarquistes peut paraître surprenant. Mais elle témoigne aussi bien du grand succès de l'ouvrage, auréolé de soufre, que de l'actualité du thème de l'honnêteté dans les milieux littéraires et savants. Entre 1577 et 1583 (les Erreurs populaires paraissent en 1578), Lasphrise, enflammé par sa passion pour sa cousine Polyxène Papillon, dite Noémie, s'épanche d'une plume lyrique, et même obscène, pour dire le paroxysme de ses sensations: «Je chante une beauté doucement homicide…» (Sonnet I). Cette passion partagée imprègne son chant d'amour d'une intensité charnelle, y imprime la trace d'un vécu sensuel qui lui vaudra des critiques dès la première parution de l'ouvrage. On lui reproche d'être «en Noémie trop indiscret».25 La lecture de Joubert inspire celui qui revendique la franchise d'une passion corporelle. L'exemple de Linie vient à propos justifier libertés du regard et de la parole:
  Vous, DAMES, n'ayez honte en racontant icy,
Des joyeux coups d'amour, aux delices elevës,
On vous fist en son jeu si belles reconnües;
Pauvre, qui se mesprise et se plaict au soucy.
LINIE n'est vergongne (ains fist prendre à mercy)
Des hommes nuds, disant qu'ils semblent aux statues,
Et que femmes d'honneur n'en abbaissent leur veües;
Voyent-elles pas bien l'anatomie aussy?
Et la parole encor (je dy la naturelle)
Bien dicts ne put point dont Joubert, d'humeur belle,
Offre à la Royne un livre animé de Paeon
Où il descouvre à plein des secrets de Nature
En nommant les vrais noms de nostre geniture;
Encore honnestement déguisay-je leur nom.26
 
Ce manifeste en faveur de la parole «naturelle», même tempéré par le souci du voile, se place très explicitement sous les auspices de la philosophie naturelle, comme si la violence des corps et des désirs pouvait y trouver une place légitime. La manœuvre intertextuelle érotise le livre médical tout en l'exploitant comme caution morale. Sous l'œil des lectrices, nouvelles Linie, le sonnet suivant peut annoncer en toute impunité: «La honte à l'œil baissé ne me fera point taire […]». Si elle connaît une fortune poétique, l'épître apologétique de Joubert disparaîtra dans les éditions posthumes: nul ne se soucie désormais de l'outrage à la Reine. Même dans le vif de la publication, elle n'aura pas empêché le texte de prêter le flanc aux accusations d'immoralité dont on éreinte normalement la prose romanesque.

Le scandale autour des Erreurs populaires: un enjeu social En 1579, une violente polémique se déclenche autour des Erreurs Populaires. Joubert produit dans la précipitation une édition corrigée, édition ambiguë dès sa page de titre, puisqu'à la garantie des corrections s'ajoute aussi la promesse d'amplifications substantielles («reveue, corrigée et augmentée presque de la moitié»). D'une main, l'ouvrage semble vouloir calmer les esprits mais, de l'autre, conserver les séductions qui en ont fait un livre à succès. C'est à cette enseigne équivoque qu'il faut comprendre les remaniements dont il est l'objet de la part de l'auteur et de l'imprimeur. L'édition corrigée nous permet aussi de reconstituer en creux le scandale provoqué, grâce à son paratexte apologétique composé de lettres de Louis Bertravan, docteur en médecine, et de Laurent Joubert. De l'argumentation des détracteurs, il n'existe en effet aucune trace directe, si ce n'est les Contredicts aux erreurs populaires du médecin Dominique Reulin, personnage ambigu qui tourne sa veste après avoir honoré la première édition des Erreurs populaires d'un poème encomiastique. Quels ont été les motifs du scandale? Dans son «Epistre repulsive des envieux et venimeux propos tenus contre l'auteur des erreurs populaires», le chirurgien Cabrol, collègue de Joubert à la Faculté de Médecine de Montpellier, énonce les principaux chefs d'accusation: le premier, de ce qu'il l'a dedié à la Reyne de Navarre [...], veu qu'il avoit a traicter au comencement de son oeuvre, des matières grasses (come on dict) et parties honteuses [...]. Le second, que tout cela eust mieux esté en Latin, que en François, pour deux raisons: l'une, que ces propos ne sonnent tant mal en langue estrangiere, que en vulgaire, et que les femmes et filles, qui en sont plus honteuses, n'en eussent eu la cognoissance. L'autre, qu'il n'est pas bon de divulguer notre art au peuple.27 La formulation enlevée, en français, de questions sexuelles, menace donc avant tout les lectrices et met en cause l'impudeur de la langue vulgaire. Cette divulgation est aussi ressentie comme le symptôme le plus insupportable de l'ébranlement d'un certain monopole du savoir. Pour André du Breil, la médecine a «abatardi» ses privilèges en se communiquant trop facilement à tous les esprits curieux, non seulement aux hommes, mais, comble de sa décadence, «aux femmes, dames et damoyselles».28 En élisant une dédicataire féminine et royale tout en dédiant sa grande entreprise critique au «peuple», Joubert a également failli en réunissant les deux pôles de l'échelle sociale. Il vise trop haut en faisant de la reine l'arbitre de telles grasses matières - c'est la pudeur royale qui est outragée; il vise trop bas en révélant au tout venant son savoir médical - ce sont les prérogatives de la médecine savante et le respect de la décence qui sont bafoués. Selon Reulin, «telles choses se peuvent bien disputer aux escholes mais ne doivent pas estre proposees au vulgaire mal-sage».29 Comment attendre du «peuple» une distance critique et le bon usage des subtilités qu'on lui expose? Il existe dès lors une certaine ambiguïté allocutaire: Joubert s'adresse-t-il prioritairement au «peuple» mal-sage ? Ou prend-il avant tout plaisir à exhiber ses trésors linguistiques devant une reine raffinée et sa cour ? Ce brouillage des partages sociaux explique peut-être pourquoi une pratique devenue courante - dédier un ouvrage médical à une femme - soit devenue prétexte à scandale. Pourtant, l'erreur populaire ne concerne pas exclusivement le «peuple» (notion en soi difficile à cerner). Dans le texte de Joubert, elle ne se résout pas à une assignation sociale et se trouve moins invalidée comme le produit d'un groupe social inférieur que dénoncée au nom de la raison et de la connaissance scientifique. La Segonde partie des erreurs populaires est ainsi enrichie d'un «ramas de propos vulgaires et erreurs populaires envoyés de plusieurs à M. Joubert», au nombre de 333, en espagnol, hébreu, français et même en latin - indice de la valeur à ce moment-là plus épistémologique que sociale de l'erreur «populaire». Même les médecins assermentés, ou les rois, en commettent, et leur correction est d'intérêt général. Néanmoins, l'appariement des deux termes par Joubert encouragera la connotation péjorative du mot «peuple» en amorçant une classification sociale et même anthropologique de la culture, et le débat autour de la dédicace semble accuser cet enjeu sociologique. En dédiant son ouvrage à Marguerite de Navarre, Joubert a-t-il en effet outragé la femme ou plutôt la pudeur superlative d'une reine, qui requiert peut-être des égards particuliers dus à son rang? Peut-on montrer à une reine ce qu'on montre sans rougir aux modestes lectrices? Le XVIe siècle amorce en effet une interprétation sociale de la pudeur qui trouvera dans la société extrêmement stratifiée du XVIIe siècle sa pleine expression. Dans son Galateo, Della Casa commande d'éviter la révélation des parties honteuses en présence d'un égal, mais l'envisage comme un signe d'affection et de sympathie envers un ami de rang inférieur ou un domestique, « car on ne fait de telles choses et d'autres du même genre qu'en présence de personnes à l'égard desquelles on ne ressent aucune honte ».30 Pouvoir se montrer dévoilé devant l'autre, c'est donc signifier la qualité d'inférieur de cet autre. Inversement, celui qui détient un rang moins important se montrera intimidé et désireux de ne pas s'exposer au regard de son supérieur. Comme le relève Joubert dans son Traité du Ris: la honte ou vergogne [...] avient de certaine mollesse & crainte naturelle, quand on ne peut andurer d'aetre au-pres d'une personne plus digne, ains on an voudroit abstenir, & desire (si on pouvoit) de s'an retirer incontinant.31 Dans son Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, Antoine de Courtin transformera ce mouvement «naturel» en forme obligée de la bienséance, qui «ne souffre pas qu'une personne que nous devons respecter, nous voye nuds, et en dés-habillé».32 Ces interdits semblent s'appliquer à un ouvrage de médecine, dès lors qu'il propose à une reine une récolte foisonnante d'expressions populaires consacreés au corps, à la nudité et à la sexualité.

Stratégie apologétique Comment donc Joubert va-t-il justifier un tel impair dans l'épître apologétique qui accompagne l'édition corrigée de 1579? S'il souligne la distinction entre public noble et populaire, c'est soit pour la transcender, en insistant sur des intérêts communs aux divers acteurs sociaux, soit pour l'accentuer, en illustrant cette différence par l'hétérogénéité des registres linguistiques. Mais jamais il ne dévalorise les classes plus modestes par rapport à la noblesse. Il s'étonne d'abord qu'une reine vertueuse ne puisse assouvir son désir de connaissances à l'instar des gens du peuple, habités par une curiosité légitime: Que j'avois bien preveu, & praedit aussi, que je serois calomnié a raison de quelques propos contenus en mon traité des Erreurs populaires: & mesmemant de ce que je l'ay voüé a la très illustre et excellante Reine de Navarre: l'une des plus chastes & vertueuses princesses du monde. Comme si l'explication des choses naturelles, touchant la conception, groisse, anfantemant & gessine, sur les matieres que le peuple desire antandre (s'an informant tous les jours, tant hommes, que famés honestes) ne deust estre proposée à une telle Dame, vray exemple de vertu.33 En d'autres termes, Joubert défait l'association convenue entre le «peuple» et une moralité douteuse : s'enquérir des mystères de la génération est le fait de gens honnêtes, et le droit de savoir devrait niveler les différences sociales. Il n'en est pas de même sur le plan du style, où le discours varie en fonction des groupes sociaux et devrait s'adapter, en bonne règle rhétorique, à la diversité des publics plutôt qu'à la seule dédicataire des Erreurs populaires. Comparant règles orales et écrites, Joubert écrit: «la lissance est icy plus grande; d'autant qu'on ecrit à toute qualité de gens, combien que la noncupation ou dedicace soit à quelque grand personnage, de ceux qu'on appelle demy-Dieu».34 Si d'un côté le médecin légitime sa dédicace en vertu de la valeur de la connaissance et de l'aptum rhétorique, de l'autre il se disculpe en prétendant avoir commis cette dédicace dans l'urgence: «Et de fait, j'an avoys trassé l'epistre noncupatoire, qui m'eschapa an la precipitation de la premiere edition de cet œuvre». L'explication apparaît peu crédible au vu des modalités d'impression de l'époque. En effet, loin d'avoir été amenée au dernier moment au typographe, l'épître fait partie du dernier feuillet du livre et s'avère de ce fait contemporaine à la livraison du texte. Joubert met ainsi savamment en scène le jeu de la provocation et de l'excuse en recourant à la prétérition, cette figure commode permettant de refuser la légitimité du débat tout en y participant. Il dégage même toute responsabilité en se figurant sous les traits topiques du songeur qui ne pense pas ce qu'il écrit. Il a failli par ignorance, megarde et indavertance : comme l'on s'oblie souvant an ecrivant beaucoup (car ainsi que dit le sage) an beaucoup de paroles, il n'est point qu'il n'y ait du peché aussi que le bon Homere aucunes-fois sommeille et resve, que je pensois (par aventure) parler à mes ecoliers, ainsi que je fais ès anatomies publiques.35 Où Horace condamnait la distraction coupable du poète épique, le médecin s'en réclame pour justifier sa dédicace et les écarts grivois de sa prose qui échappent à la volonté et ressortent au rêve, à ce que Freud appellera l'inconscient dans son analyse du mot d'esprit où le plaisir prend la forme du rire.36 Il faudra les censeurs pour rendre Joubert conscient de son inconscience.

Un dédicataire pour un autre Jugeant que ses arguments apologétiques ne sauraient suffire, Joubert, avec son éditeur Millanges, prend des mesures très concrètes : il substitue à la Reine de Navarre une dédicace à Guy du Faur de Pibrac, son chancelier, pour « choisir et trier les propos desquels sa majesté peut avoir cognoissance, et an juger sans nul scrupule ».37 Comme l'indique d'emblée le titre, comme par manière de contrition : « Revuë corrigée et augmentée presque de la moytié, et dediee au très-renommé seigneur de Pibrac Chancelher de la très-illustre Royne de Navarre ». Ce magistrat et poète avait publié quelques années plus tôt des Quatrains imprégnés de doctrine chrétienne et de stoïcisme. Dans le journal d'Héroard, le roi se fait fouetter pour avoir mal récité son Pibrac... De son côté, l'éditeur s'adresse au lecteur pour l'avertir de la présence d'astérisques à l'entrée des chapitres sensibles, et conseiller aux seuls mariés la lecture des quatre derniers livres, à savoir la presque totalité de l'ouvrage. Reulin, auteur d'une critique systématique des Erreurs populaires, félicite d'ailleurs l'éditeur de se montrer plus moral que l'auteur (« Ie seu fort bon gré à l'Imprimeur de s'estre advisé de ce poinct »). En somme, ce que Pibrac fait pour la reine, Millanges le fait pour son lecteur : il s'agit d'anticiper une réception. Mais alors que le chancelier déresponsabilise sa reine, Millanges donne d'autant plus de responsabilités à son lecteur, libre d'éviter ou non des chapitres déjà marqués du signe ambigu de l'interdit cave, lege! L'astuce didactique permet donc à l'éditeur, blanchi, d'afficher un souci moral qui le dispense de toucher au texte. Ainsi s'explique peut-être le fait surprenant que Joubert, censé s'amender, puisse ajouter un nouveau chapitre corsé - «S'il est possible qu'une fame ampoisonne l'homme par l'acte venerien» - en même temps que Millanges lui accole la fameuse astérisque. L'une cautionne l'autre (ce sont d'ailleurs souvent les chapitres substantiellement augmentés de narrations grivoises qui reçoivent les astérisques). Quant à ces fameux signes d'infamie, on ne saurait trop s'y fier, puisque d'un exemplaire à l'autre leur distribution peut varier, trahissant les hésitations normatives de Millanges38 Plus étonnant encore, alors que Pibrac remplace la reine dans la nouvelle mouture des Erreurs populaires, cette dernière resurgit dans la dédicace du Traité du Ris, autre ouvrage de Joubert publié chez Nicolas Chesneau cette même année 1579. Pourtant, la traduction est dite «un peu scabreuse et un peu rude, quant au langage». Le jeu intertextuel entre les deux épîtres est rendu visible par des reprises mythologiques et des allusions voilées au procès intenté aux Erreurs populaires. Joubert semble vouloir se racheter par un éloge encomiastique classique sur la beauté de la Reine, vrai visage de la France. A la Marguerite «athénienne» de son premier ouvrage, à laquelle Joubert dérobait tout attribut charnel pour célébrer une «studieuse condicion» et les qualités toutes masculines d'un esprit aiguise, s'oppose la Marguerite vénusienne du Traité du Ris, aux «divins trais», la plus belle princesse de la Chrétienté. Elle est aussi la plus «vertueuse», adjectif qui remplace «studieuse» dans le titre même de l'épître, et qui se diffracte sur l'auteur. Il peut sans crainte célébrer la beauté de son visage, mais «les autres parties devoint aetre couvertes, et la plus part tellemant cachées, qu'hon a grand honte de les moutrer, voire d'en parler seulemant, que bien a-propos, et par necessité».39 Ainsi Pâris a-t-il eu tort de mettre à nu les trois déesses: la grâce de leur visage aurait suffi. Comme dans les Erreurs populaires, la figure mythologique est convoquée pour mieux être dénigrée, encore que pour d'autre raisons : non pas pour s'être souciée de l'esthétique des corps plutôt que de l'épistémologie de l'erreur mais pour s'être livrée à un dévoilement obscène. En somme, Joubert semble avoir bien retenu la leçon et fait le procès de ceux qui exhibent le corps à des fins de jouissance plutôt que «bien a-propos, et par necessité». Ce commentaire l'inscrit dans une longue tradition, où l'écriture médicale est présentée comme un discours où la pudeur n'a, par excellence, pas lieu d'être. Christine de Pizan défend, lors de la querelle autour du Roman de la Rose, le statut d'exception du traité thérapeutique. Un critique de Saint Evremond défie encore son lecteur, en 1698, de trouver «une Science qui soit plus opposée [à la pudeur] que l'Anatomie, où toutes les parties du corps sont contemplées dans l'état de pure nature» - avant de noter, «cependant y a-t-il quelques lois contre ceux qui s'en mêlent?».40 Or, le nouveau genre médical en vernaculaire, explorant de manière privilégiée des domaines avant-gardistes comme l'anatomie et la gynécologie, se propose d'exposer le corps au moment même où l'essor des règles de la civilité demande à le cacher. La prolifération d'images et de textes imprimés concernant le corps humain en Europe occidentale dès la fin du XVe siècle, à quoi s'ajoute, dès 1530, la régularisation de la pratique de la dissection, qui attire de plus en plus de curieux hors des cercles spécialisés, vont ainsi de pair avec l'exacerbation des enjeux de la pudeur. La question des destinataires féminins de tels ouvrages joue un rôle crucial dans ces débats, et s'aggrave de considérations sociales dès lors qu'une reine est convoquée au spectacle des erreurs populaires. Le procès intenté aux Erreurs populaires permet ainsi de mesurer les difficultés de la vulgarisation. Ces dernières surgissent en dépit de l'émancipation morale réclamée par Joubert au nom de la vérité scientifique et de la santé publique, en dépit aussi de la liberté stylistique exigée par la diversification des publics. Le rhétoricien habile à épouser tous ses publics se verra en quelque sorte «joué» par son texte, confondu avec ces jongleurs et raconteurs d'histoire empiriques qu'il a peut-être trop bien accueillis dans son désir de mieux les dénoncer. Comme l'a bien montré Walter Eamon, dès lors que la barrière lettrée ne coïncide plus avec le latin, la littérature médicale en vernaculaire doit se démarquer à tout prix d'une tradition de moindre prestige qui partage avec elle un même médium linguistique et menace de la contaminer.41 Scipione Mercurio, qui prend la relève de Joubert en italien dans De gli errori popolari d'Italia libri 7, publié à Venise en 1603, aura l'honnêteté de reconnaître ce risque: Ma prima faro mia scusa appresso chi legge questa digressione, pregando a condonar ciò a due cose, & alla curiosità della materia, & all'haver parlato di ciarlatani la cui arte è cosi cattiva, che facilmente si attaca, & a me nello scriver i suoi difetti hà communicato la facilita del cianciare, o perciò questo ragionamento della Fenice lo chiamerò discorso di ciancie, non perche non contenge verità, ma perche è più curioso que necessario.42 Une confession que Joubert, faisant son boniment à la Reine, aurait pu faire sienne.

Manières de table, manières de texte : un gibier trop charnu On conclura par un commentaire sur l'œuvre maîtresse de Norbert Elias parue en 1939, la Civilisation des Mœurs, où il s'intéresse à la manière dont la société est construite par le contrôle des individus et à leur intériorisation croissante des normes. Le sociologue y pose cette question: «Le seuil de ce qui affecte notre sentiment de pudeur se déplace-t-il au temps d'Érasme?».43 Fondée sur les traités de savoir-vivre, sa réponse est affirmative. À une Arcadie primitive de la promiscuité et de l'innocence, encore étrangère à l'obsession du classement et de l'organisation, succède selon lui l'Europe policée de la Renaissance, pondérée par un contrôle accru de la sphère pulsionnelle qui pacifie les rapports sociaux et rend possible le processus de modernisation. Le «processus de civilisation» conduit les individus à refouler progressivement tout ce qu'ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur nature animale, et les manières de table sont révélatrices de cette «modification très profonde de la sensibilité et des attitudes humaines».44 Ainsi, dans les couches supérieures de la société médiévale et jusqu'au XVIIe siècle, on portait sur la table des animaux entiers ou d'énormes quartiers de viande. C'était la façon habituelle de servir les poissons, les oiseaux - parfois avec leurs plumes - les lièvres, moutons et veaux. Le gros gibier, les porcs et les bœufs étaient en entier rôtis à la broche. L'animal est dépecé sur la table.45 L'évolution s'oriente ensuite vers une autre norme, où l'animal mort est découpé à l'abri des regards et où le plat agencé tente autant que possible de faire oublier son origine, à l'instar du dégustateur s'affranchissant de sa nature bestiale. Or, Louis Bertravan, dans son épître apologétique en faveur de Joubert qui accompagne l'édition corrigée de 1579, rapporte la saillie d'un bel esprit, proposant un rapprochement inédit entre les modes de consommation de la viande et ceux du texte. Pour défendre l'ouvrage à scandale, auquel on reproche d'avoir été livré tout d'une pièce à la Reine, ce dernier a ce bon mot: Quand on presente [...] un chevreul ou levraut, ou gibier, ou autre beste à manger, à un seigneur, ou à une dame, on la luy presante entière, sans l'avoir esventrée. Est ce à dire pourtant, qu'on luy presente de la fiente?46 Tandis que les détracteurs de l'ouvrage, représentants d'une certaine modernité «civilisée», s'indignent que les «matières grasses» n'aient pas été retirées, tous ces chapitres où la chair, le sexe, et les fonctions animales de l'homme sont exposés sans apprêt, les défenseurs de Joubert jugent aberrant le principe d'un tel découpage, en rupture avec les manières de table de la noblesse. Ces dernières sont pourtant destinées à se transformer, à l'instar d'une dédicace redirigée vers le chancelier de Marguerite de Navarre, auquel est désormais confié la tâche morale de «choisir et trier les propos», de préparer les morceaux, convenant à la fine bouche d'une reine.

D. B.






Note

1 Le 30 août 1577 Laurent Joubert a obtenu un privilège royal lui permettant de «choisir tel imprimeur et libraire, que luy plaira, pour imprimer toutes ses œuvres et livres avec inhibition et deffence a tous autres» ( Laurent Joubert, Erreurs populaires, Bordeaux, Simon Millanges, 1578, p. 606). Dès le 8 novembre 1577, il a donné «permission et lissence à maistre S. Millanges [...] d'imprimer la premiere partie de son œuvre des Erreurs populaires [...] et permist aussy, audict Millanges, à luy seul, de l'imprimer, ou faire imprimer, pour le temps et terme de cinq ans, suivant le priviliege que le Roy a donné audict Joubert» («Procuration donnée par Simon Millanges pour poursuivre certains imprimeurs de Paris», in «Archives de Gironde», xxv, 1887, pp. 412-14).torna su
2 La Bibliothèque du sieur de La Croix du Maine, Paris, 1584, cité par P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Nouvelle édition, Paris, Desoer, 1820, article Joubert. Scévole de Sainte Marthe rapporte aussi les péripéties de ce livre que l'honnêteté post-tridentine eût préféré latin: «[...] il n'est pas croyable combien ses écrits en langue vulgaire, où il découvre les secrets de la nature et les parties du corps humain les plus cachées, avec la liberté que se donnent les médecins, causèrent de divers jugements, voire même comme ils excitèrent contre lui des traits de railleries et de piquantes censures » Scévole de Sainte Marthe, (Éloges des hommes illustres, traduit par G. Colletet, Paris, 1644). Sur l'affaire Joubert, voir aussi Dr Barbillon, A propos d'un scandale littéraire et médical au xvie siècle, le livre des Erreurs populaires de Laurent Joubert, «Bulletin de la Société française d'histoire de la médecine», xxvi, 1932, pp. 193-203torna su
3 D. Reulin, Contredicts aux Erreurs populaires de L. Joubert, Medecin du Roi, où sont deduites pluieurs belles questions fort recreatives, et profitables, Montauban, Loïs Rabier, 1580, Préface.torna su
4 En 1573, soit quelques années avant la publication des Erreurs populaires et dans un même élan de réaffirmation institutionnelle, les médecins de l'Université de Montpellier se joignent aux maîtres-chirurgiens pour «exterminer tous les empiriques de la ville» (voir A. C. Germain, Les Maîtres chirurgiens et l'école de chirurgie de Montpellier, extrait des «Mémoires de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier», 1ère série, Section des Lettres, 1878-1879, p. 545).torna su
5 Contrairement au public choisi par Riolan: «vous avez dedié vostre Livre à toute la Populace, laquelle donne la victoire à celuy qui en dit plus & crie plus haut ». Le renversement de la critique de 1578 est radical (Seconde Apologie de l'Université en Medecine de Montpellier [...] Envoyée à Monsieur Riolan, Professeur Anatomique par un ieune Docteur en Medecine de Montpellier, Paris, Jean Piot, 1653, pp. 17).torna su
6 Epître de L. Bertravan, in L. Joubert, Erreurs populaires, Simon Millanges, Bordeaux, 1579, p. 7. Pour la retranscription de toutes les pièces du débat, voir V. Worth-Stylianou, Les Traités d'obstétrique en langue française au seuil de la modernité, Genève, Droz, 2007, p. 187-233.torna su
7Par exemple Traicté des causes du ris, Lyon, Jean de Tournes, 1560 ; Paradoxorum decas prima atque altera, Lyon, chez la Salamandre, 1566; De Peste, Lyon, J. Frellon, 1567; Traité des arcbusades, Paris, L'Huillier, 1570; les Opuscula, Lyon, chez la Salamandre, 1571; La Grande chirurgie de M. Guy de Chauliac, Lyon, E. Michel, 1580; Traitté des arcbusades, Lyon, Jean de Tournes, 1581.torna su
8 Sur cette configuration politique, voir A.-M. Cocula, Le rôle politique de Montaigne, maire de Bordeaux (1581-1585) en faveur du rétablissement de la paix civile, in «Revue française d'histoire du livre», 78-79, 1993, pp. 155-62.torna su
9 Ce n'est que plus tard que Millanges se mettra activement au service de la Contre-Réforme, une destinée en quelque sorte inévitable pour cet ancien professeur du collège de Guyenne qui avait pour principaux clients le Roi, l'Église, et les collèges catholiques de sa ville. Sur l'importance de Millanges à Bordeaux, voir L. Desgraves, L'imprimerie bordelaise et les collèges de Bordeaux, in Le Livre dans l'Europe de la Renaissance. Actes du XXVIIIe Colloque international d'études humanistes de Tours, juillet 1985, éds. P. Aquilon et H.-J. Martin, Paris, Promodis, 1988, pp. 133-42, et le Dictionnaire des Imprimeurs, Libraires et Relieurs de Bordeaux et de la Gironde (XVe - XVIIIe siècle), Baden-Baden et Bouxwiller, Éditions Valentin Koerner, 1995 (Bibliotheca Bibliographica Aurelania cxlv); Dast Le Vacher de Boisville, Simon Millanges, imprimeur à Bordeaux de 1572 à 1623, in «Bulletin historique et philologique», 1896, pp. 788-812.torna su
10 Histoire Universelle, éd. A. de Ruble, t.V, p. 381. Pour cette cour comme décor à la pièce de Shakespeare Love's Labour's Lost, voir A. Lefranc, Les éléments français de Peines d'amour perdues de Shakespeare, in «Revue Historique», clxxviii, 1936, pp. 411-432.torna su
11 Pour des exemples d'ouvrages adressés à des femmes, voir E. Berriot-Salvadore, L'irrévérence des ouvrage médicaux en langue vulgaire, in La Catégorie de l'honneste dans la culture du XVIè siècle, Actes du Colloque de Sommière II, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1985, par exemple Raison de vivre pour toutes fievres [...] par maistre Jean Lyege medecin, Paris, M. Vascosan, 1557, à Antoinette de Bourbon, Duchesse de Guise; Commentaire de la conservation de santé et prolongation de vie, Faict en Latin par noble homme Hierosme de Monteux [...] medecin ordinaire du Roy [...] traduict de Latin en François par maistre Claude Valgelas, docteur en Medecine, Lyon, Jean I de Tournes, 1559, à Louise Dansezune, dame de St.Chamond; Cinq Livres De la maniere de nourrir et gouverner les enfants des leur naissance. Par M. Simon Vallembert, Medecin de Madame la Duchesse de Savoye [...], Poitiers, 1565, à Catherine de Médicis; Richard le Blanc, Les livres de Hierosme Cardanus, de la subtilité, Paris, 1556, à Marguerite de France, Duchesse de Berry; Sébastien Colin, L'ordre et regime qu'on doit garder et tenir en la cure des fièvres, Poitiers, 1558, à Antoinette d'Aubeterre, Dame de Soubize; Guillaume Chrestien, Le livre de la nature et utilité des moys des femmes et de la curation des maladies qui en surviennent, composé en Latin par feu M. Jacques Sylvius, Paris, 1559, à Diane de Poitiers; Jacques Dalechamps, De l'usage des parties du corps humain, Lyon, 1566, à Jacqueline de Monbel et alia.torna su
12 Livre de la nature et utilité des moys des femmes cit., pp. 104-105.torna su
13 Sur ce point, voir N. Z. Davis, Society and Culture in Early Modern France, Stanford, Stanford University Press, 1975, chap. 7: Printing and the People, p. 217 sqq. Si elles ont eu accès à l'imprimerie, leurs œuvres gardent souvent la trace d'une modestie féminine. Elles sont dédiées à d'autres femmes «pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules, ie vous ay choisie pour me servir de guide», sont adressées à un public de «Lisantes» et leurs auteurs cherchent à s'y justifier contre ceux qui prétendent que la vertu des femmes est dans le silence. On peut trouver des dédicaces à des femmes notamment dans les œuvres de Louise Labé, Louise Bourgeois, Marie Dentière (Epistre tres utile [...] composée par une femme chrestienne [...] envoyee a la Royne de Navarre, 1538); «Helisenne aux Lisantes», dans Les Œuvres de Ma Dame Helisenne de Crenne, Paris, Etienne Grouleau, 1551, et «Epistre aux dames», dans Les Oeuvres de Mes-Dames des Roches de Poetiers mère et fille, Paris, Abel L'Angelier, 1578. Pour ces auteurs, voir La Croix du Maine, Bibliotheque, Antoine du Verdier, La bibliotheque d'Antoine du Verdier seigneur de Vauprivas, Lyon, Barthélémy Honorat, 1585.torna su
14 Sage-femme dans la famille d'Henri IV après l'avoir été pour les pauvres de son quartier, elle entreprend d'écrire sur son art, convaincue d'être la première femme à le faire et d'être capable d'en remontrer aux hommes, par la pratique et par l'imprimé.torna su
15 «A tres-haute, très excellante et studieuse princesse, Marguerite de France, tres-illustre Reine de Navarre, filhe, sœur et fame de Roi, Laur. Joubert son tres-humble et tres affeccioné serviteur», in L. Joubert, Erreurs populaires cit.torna su
16 La Prima Parte de gli errori popolari de l'eccellentiss. Sign: Lorenzo Gioberti Filosofo, et Medico, Lettore nello Studio di Mompellieri. / Nella quale si contiene l'Eccellenza della Medicina, et de Medici, della concettione, et generatione ; della gravidezza, del parto, e delle donne di part ; et del latte, e del nutrire i bambini. / Tradotta di Franzese in lingua Toscana dal Mag. M. Alberto Luchi da Colle, in Fiorenza, per Filippo Giunti, 1592, con Licenza, et Privilegio. Sur le traducteur, voir A. Pastore, Il medico in tribunale : la perizia medica nella procedura penale d'antico regime (secoli XVI-XVIII), Bellinzona, Edizioni Casagrande, 1998 p. 53 note 82. Dans la dédicace, Luchi da Colle rappelle avoir reçu l'ouvrage de Joubert en hommage quand il se trouvait à Bordeaux chez Matteo Cerretani. Son travail incite quelques années plus tard Girolamo Mercurio à traiter des erreurs populaires italiennnes.torna su
17 Ivi, «Alla sereniss. Madama Cristiana Principessa di Lorena».torna su
18 Ibid.torna su
19 «A la tres-auguste Reyne de Navarre, filhe, fame et seur de Roy », lettre apologétique placée à la fin de L. Joubert, Erreurs populaires cit.torna su
20 Ibid.torna su
21 Ibid.torna su
22 Aristote, La Poétique, éd. G. Lambin, Paris, L'Harmattan, 2008, pp. 32-35 (1448 b 9-11).torna su
23 Sur ce point, voir L. Jenny, Poétique et représentation, in «Poétique», 1985, pp. 174-95.torna su
24 M. de Montaigne, Les Essais, éd. Pierre Villey, Paris, PUF, 1992 1924 (« Quadrige »), 882B. Ces exemples ne concernent cependant que des hommes, qui confondent des Venus pudica avec des femmes sexuellement vulnérables.torna su
25 M. Papillon de Lasphrise, «Contre ceux qui l'appelle bien Mesdisant», épître jointe à l'édition de 1599.torna su
26 Les Amours de Theophile et l'Amour passionnée de Noémie, édition critique avec introduction et notes par M.M. Callaghan, Genève, Droz, 1979, sonnet II, p. 280.torna su
27 B. Cabrol, «Epistre repulsive», in L. Joubert, Segonde partie des Erreurs populaires, Paris, Lucas Breyer - Abel l'Angelier, 1579, a vii r-v.torna su
28 A. Du Breil, La police de l'art et science de medecine, contenant la refutaion des erreurs et insignes abus qui s'y commettent pour le jourd'huy, Paris, L. Cavellat, 1580.torna su
29 D. Reulin, Contredicts aux erreurs populaire cit., p. 33. Voir encore : «Ce fust este mieux fait de n'avoir proposé ceste question au peuple: pource qu'elle peut inciter les mal-avisez (le nombre desquels est touiours plus grand, que des bien-avisez) à se desborder en lasciveté & la ieunesse de se haster à se marier & s'adonner de bonne heure au service de Venus», p. 32.torna su
30 Voir N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 198.torna su
31 L. Joubert, Traité du ris, Genève, Slatkine, 1973 (fac-similé de l'édition originale de Paris, N. Cheneau, 1579), p. 321.torna su
32 A. de Courtin, Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, Paris, H. Josset, 16722, p. 159.torna su
33 «L'auteur a ses amis et bien-disans, Salut & dilection», in L. Joubert, Erreurs populaires cit., p. 8.torna su
34 Ivi, p. 10.torna su
35 Ivi, p. 14.torna su
36M. Blanco, Le trait d'esprit de Freud à Lacan, in «Savoirs et clinique», 2002, vol. 1, nr. 1, pp. 75-96.torna su
37 B. Cabrol, «Epistre repulsive des envieux et venimeux propos tenus contre l'auteur des erreurs populaires», in L. Joubert, Segonde partie des Erreurs populaires cit., a vii v.torna su
38 Dans l'exemplaire de la BNF des Erreurs Populaires, dans celui de la bibliothèque municipale de Bordeaux, et dans les deux exemplaires de la Sorbonne, les chapitres marqués sont respectivement: livre ii, chap. 13, «S'il est possible qu'une fame ampoisonne l'homme par l'acte venerien»; livre iv, chap. 1, «Que l'os Bertrand ne s'ouvre point, pour donner passage à l'enfant» ; livre V, chap. 4, «S'il y a certaine connoissance du pucellage d'une fille». Pour les variantes, le chapitre 1 du livre III, «Comment se peut faire, que d'une vantrée la fame porte neuf anfans», échappe à l'astérisque uniquement dans l'exemplaire de Bordeaux et celui de Troyes.torna su
39 «A tres-auguste, trae-excellante et vertueuse Princesse Margarite de France, Royne de Navarre, filhe, sœur unique et fame de Roy, L. Joubert son tres-humble & trae affeccioné serviteur, santé & toute prospérité», in L. Joubert, Traité du Ris, contenant son essance, ses causes et mervelheus essais, Paris, Nicolas Chesneau, 1579. Le corps compose le principe structurant de toute l'épître: après un dialogue entre les parties du corps pour savoir laquelle l'emporte en dignité, c'est le visage qui remporte la palme, car il découvre l'émeute des passions et le bouleversement des maladies, et parce qu'il est le siège de la beauté, «ce que me pourroit aucunement inviter à dedier cet œuvre au sexe féminin, pour la convenance du naturel». L'éloge de la famille royale s'incarne ensuite, au niveau des réalités physiques, dans un «corps figuré», où entre sa mère-cerveau et son frère-main, la dédicataire devient la «face, la plus aggreable partie de tout le cors», nouant le triomphe de la plus digne partie du corps avec celle de sa propre beauté.torna su
40 Dissertation sur les Œuvres meslées de Mr. De Saint Evremont, Paris, Nicolas Le Clerc, 1698, p. 217.torna su
41 W. Eamon, Science and the Secrets of Nature. Books of Secrets in Early Modern Culture, Princeton University Press, 1994, >p. 95.>torna su
42 Édition utilisée: De gli errori popolari d'Italia libri sette, Parte prima, Verona, Francesco Rossi, 1645, livre 4, chap. 8, p. 287. Dans la traduction française de 1622 : «je recognois que ce mestier des Ciarlatans est si attrayant et si babillard, qu'il s'attache mesme à moy, qui en escris les imperfections, me faisant comme participant de son caquet et de son babil, c'est pourquoy j'appelleray à bon droit ceste digression discours babillard, non pas qu'il contienne verité mais pource qu'il est plus curieux que nécessaire» (Discours de l'origine des mœurs, fraudes et impostures des Ciarlatans, avec leur descouverte, par I.D.P.M.O.D. R, Paris, Denys Langlois, 1622, p. 48. Ce petit opuscule anonyme traduit les huit premiers chapitres du livre iv de l'ouvrage de Girolamo Mercurio publié sous le nom de Scipione Mercurio, De gli errori popolari d'Italia libri 7, divisi in 2 parti, Venezia, Giovanni Battista Ciotti, 1603. Plusieurs attributions de l'œuvre ont été proposées : à Jean de Gorris, Jean Duret, les initiales correspondant à Jean Duret, Parisien, Médecin ordinaire du Roi, et Tabarin. Sur cet ouvrage, voir A. Bayle, Romans à l'encan: De l'art du boniment dans la littérature au XVIe siècle, Genève, Droz, 2009, p. 47-53).torna su
43 N. Elias, La civilisation des Mœurs, traduction par P. Kamnitzer du tome i de Über den Prozess der Zivilisation [1936], Paris, Calman-Levy, 1973, p. 101. Voir aussi N. Elias, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975 [1939], p. 181-202.torna su
44 Ivi, p. 190.torna su
45 Ivi, p. 197.torna su
46 Epître de L. Bertravan, in L. Joubert, Erreurs populaires cit., p. 6.torna su